Metaphysical vertigo

Partager

« Ma mission est de tuer le temps et la sienne de me tuer à son tour. On est tout à fait à l’aise entre assassins. »

Cioran. Emil Cioran. Qui d’autre aurait pu écrire cet aphorisme si désespéré, si grinçant d’humour noir qu’il en est symptomatique de l’écriture du philosophe roumain? Car Cioran, en dehors de toute la mythologie qui s’est forgée autour de lui, c’est avant tout un style inimitable et reconnaissable entre mille. Cette langue riche, intense, baroque souvent, soutenue par une syntaxe d’un classicisme, voire d’un ascétisme un peu raide, qui procure au lecteur un plaisir délicieux et coupable.

« La conversation n’est féconde qu’entre esprits attachés à consolider leurs perplexités. »

Et que dire de ses thématiques récurrentes, qui tissent comme des obsessions, la structure de ses œuvres ? La mort, le passage du temps, le suicide, l’être, la petitesse de l’homme : autant de thèmes s’entrelacent pour dessiner le portrait d’un écrivain qui fut sans cesse en quête d’un absolu qui échappait à sa raison. Cioran aimerait – on le sent bien – s’échapper de cette caverne de Platon pour toucher, physiquement, voire sensuellement, de ses doigts le soleil de la vérité mais comme tout homme, il reste prisonnier et s’ennuie à regarder danser les ombres sur les murs.

« Être persuadé de quoi que ce soit est un exploit unique, presque miraculeux. »

« On est et demeure esclave aussi longtemps que l’on est pas guéri de la manie d’espérer. »

Qui d’autre que Cioran peut se vanter d’être si présent, si intensément là dans chacun de ses aphorismes ? A la lecture, tous semblent imprégnés de cet esprit sceptique qui oscille entre cynisme et pessimisme, sans jamais pouvoir ni vouloir choisir. Tous se jouent des illusions du lecteur, avec cruauté parfois, souvent avec une pitié dégoûtée pour cette faible créature qu’est l’homme. Tous exhalent par chaque pore l’âme de cet écrivain entier, trop ont dit certains, qui ne s’embarrassaient pas de ces petites concessions que l’on est amené à faire avec soi-même.

« L’ennui, qui a l’air de tout approfondir, n’approfondit en fait rien, pour la raison qu’il ne descend qu’en lui-même et ne sonde que son propre vide. »

« Rien ne rend modeste, pas même la vue d’un cadavre. »

Peu d’aphoristes peuvent se targuer d’avoir réussi ce tour de force d’être, par leurs langues autant que par leurs idées, si aisément identifiable à la première lecture. Le pari fait par Folio Sagesses semble être de donner accès à la pensée de Cioran, en nous proposant, dans un opus très court, la quintessence de son style. Pari réussi pour ces Ébauches de vertige qui laissent entrevoir toute la richesse et la variété du talent et de la verve de cet écrivain. A tous ceux qui ne connaissent pas cet auteur de premier plan, procurez-vous cet ouvrage au prix dérisoire de 2 euros mais dont la lecture vous laissera abasourdi et vous hantera encore des jours après.

« Celui qui n’a pas souffert n’est pas un être : tout au plus un individu. »

Bien que ne partageant, personnellement, que peu avec les réflexions développées par Cioran, force m’est de constater que leur lecture est toujours aussi revigorante. Avec lui, pas d’échappatoire, pas de respiration, on est acculé, dans un coin : plus le choix, on doit penser, on ne peut plus se mentir, il faut rendre des comptes. Quelle force et quelle exigence supposent une telle lecture ! Quelle puissance ! Intransigeant, Cioran vous oblige à prendre position et peut-être est-ce cela qui fait de lui un auteur si majeur ? En effet, quel meilleur aphoriste que celui qui vous contraint à réagir, à vous libérer et enfin à penser ?

« Ce qui ne peut se traduire en termes de mystique ne mérite pas d’être vécu. »

Ébauches de vertige, E. M. Cioran, Folio Sagesses, 2 euros

  • 19 décembre 2016
  • 1