Fragments du silence…

Partager

« Surtout : éviter toute dramatisation. Éviter de faire pitié. Ne pas chercher la compassion, la commisération. Surtout : rester debout jusqu’à la fin. »

C’est avec ce style sobre et net, résistant à la tentation de tout pathos que Carlos Liscano édifie un livre de fragments mêlant souvenirs personnels et réflexions sur l’écriture. Intitulé L’écrivain et l’autre, ce recueil se sédimente autour d’infinies variations sur un même thème : celui de l’apparition et de la création de l’écrivain chez l’homme.

« Écrire, c’est créer une voix, un style qui donne forme au monde. Un style n’a pas à être élégant ou cultivé. Il doit être personnel. Voir le monde depuis son propre style est une invention parallèle à celle de l’écrivain. Le style et l’écrivain sont la même invention. »

En effet, Liscano défend la thèse qu’avant d’écrire, il faut s’inventer écrivain et croire à cette illusion avec une foi indéfectible. Lui-même, désireux d’être écrivain depuis son plus jeune âge, s’est créé ce personnage en prison, après avoir été arrêté et condamné par le régime militaire. Ses treize années d’incarcération lui ont permis d’écrire son premier livre et après sa libération, exilé en Suède, il continue d’affirmer et croire à cet avatar d’écrivain qu’il s’est inventé.

« Parfois je tends à croire que Liscano est un individu de mots qui se fait passer pour l’autre. Je ne sais pas si je suis sur que cela me plaise. En revanche, je sais que je l’ai découvert, pas découvert, à peine entrevu, dans un moment d’inattention. »

La vie pour un écrivain est double, selon lui : l’écrivain qui aspire tout et tend à devenir le centre de l’individu et l’autre qui s’occupe de la vie quotidienne, d’aller au travail, de faire les courses… Ces deux entités se livrent un combat permanent, luttent contre elle-mêmes pour atteindre des équilibres précaires et dans le cas de Liscano, l’écrivain semble avoir remporté la bataille. Il ne vit que pour écrire et toute sa vie se tisse de renoncements à d’autres activités pour occuper cette tâche essentielle qu’est l’écriture.

« Vivre, c’est pratique, c’est un fait, pas une idée, pas une pensée. Se lever, prendre son petit-déjeuner, agir, rentrer chez soi, agir, dormir.

Ça, c’est la vie.»

Outre son aspect théorique très intéressant, L’écrivain et l’autre est un livre de fragments sur la difficulté, voire parfois l’impossibilité d’écrire. Cet art si subtil engage la totalité de l’être dans un exercice qui peut être aussi léger que grave, menant quelques fois jusqu’à la folie. Les bribes oniriques de Liscano, soutenues par un style concis où l’adjectif semble banni, se propagent comme des onde inquiétantes mais étrangement sereines dans l’âme du lecteur.

« Une tache d’encre sur le papier. Un petite goutte à peine tombée d’un compte-gouttes. La faire couler, la pousser avec la pointe de la plume. Trouver une forme qui rappelle quelque chose, un visage, une situation. Puis la perdre parce qu’une autre ligne la traverse. Et repartir à la recherche, essayer à nouveau de trouver dans le noir sur le blanc autre chose que le hasard ou l’ennui.

Cela pendant des heures. »

Partageant avec pudeur ses souvenirs et son expérience, Carlos Liscano semble avoir pour volonté d’écrire sa mémoire dans le sable tout en sachant que la mer balaiera ses traces. Reste entre nos mains ces écrits fragiles où la répétition sert une esthétique de la mélancolie qui se déploie dans les recoins de chaque lettre. Un grand livre est là, on peut en être sur, d’autant plus grand que sa faiblesse se fait force, accédant par là même au sublime.

« Ne pas écouter le bruit, tout laisser s’éteindre, s’évanouir et que vienne le silence. Là, dans le silence, s’asseoir et attendre. Alors vient le mot. »

L’écrivain et l’autre, Carlos Liscano, Éditions Belfond, 17 euros

  • 11 avril 2016