L’aphorisme au Mexique : grand entretien avec Javier Perucho

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Photo : Pascual Borzelli Iglesias

Docteur en lettres de la Universidad autonoma de Mexico (UNAM), Javier Perucho est éditeur, romancier, essayiste et historien littéraire des genres mineurs. Il a publié à propos du microrécit La música de las sirenas (FOEM, 2013); Dinosaurios de papel. El cuento brevísimo en México (UNAM, 2009); Yo no canto, Ulises, cuento. La sirena en el microrrelato mexicano (Fósforo, 2008); et El cuento jíbaro. Antología del microrrelato mexicano (Ficticia, 2006). Il s’intéresse également à l’aphorisme, autre muse mineure, dans des textes comme “Escrituras privadas, lecturas públicas. El aforismo en México. Historia y antología” (en cours), ou des rééditions comme Breves notas tomadas en la escuela de la vida (CNCA, 2015) de Francisco Sosa et Penitencia y rehabilitación. Aforismos (Renacimiento, 2016) de Maximilien de Habsbourg.

Aphorismundi : Dans quel recueil peut-on trouver, à votre avis, la meilleure définition de l’aphorisme? Pouvez-vous nous la citer?

Javier Perucho : Je n’ai jusqu’à présent pas trouvé de définition assez satisfaisante de l’aphorisme pour l’épouser complètement. Cependant, je vous ai composé un bouquet d’expressions qui permettent de contempler son extraordinaire puissance symbolique. Citons, par exemple :

« Les aphorismes sont des coups de feu tirés en l’air. » José Antonio Ramos Sucre, Granizada

«Tous ceux qui écrivent des pensées, ou des maximes, sont des charlatans qui jettent de la poudre aux yeux. Il n’y a rien de si aisé que de faire ainsi un livre. Je veux essayer. On est tenu à rien; on quitte et on reprend l’ouvrage quand on veut. Cela me convient très fort. Ils disent presque tous des choses communes ou fausses, ou énigmatiques ; il ne faut point donner à disserter, mais à penser. » Le Prince de Ligne, Fragments de l’histoire de ma vie

« Ne dites jamais que j’écris des aphorismes. Je me sentirais humilié. » Antonio Porchia, Voix

De plus, en tant qu’éditeur, j’ai demandé à un aphoriste de se livrer à un exercice insolite : élaborer un décalogue de l’aphorisme. Leonardo Rosenberg s’est prêté au jeu et je vous invite à prendre connaissance du résultat via ce lien qui renvoie sur mon blog Miretario. Pour terminer de répondre à votre question, je vous recommande la lecture des Sentencias y disidencias (Ciudad de México, 1986) du même auteur.

Aphorismundi : D’où vient votre gout pour la brièveté? Un livre, en particulier, qui aurait suscité cet intérêt ?

Javier Perucho : Pour répondre à votre question, il me faut légèrement revenir en arrière afin de vous expliquer mon penchant pour les architectures de la brièveté. Tout d’abord, j’ai commencé par explorer l’histoire du microrécit au Mexique, exploration qui m’a conduit à écrire, entre autres, Dinausorios de papel. J’ai considéré ensuite que l’étude de ce « quatrième » genre littéraire commençait à être plus qu’exhaustive et qu’il n’y avait plus grand-chose à apporter en la matière.

J’ai donc concentré toute mon attention, temps et efforts à la réhabilitation, l’histoire et l’anthologie de l’aphorisme mexicain, sans pour autant mettre de côté le « dossier » microrécit et les anthologies qui y sont consacrées. Maintenant, je mène une enquête sur l’aphorisme en terre mexicaine : repérage, recensement, corpus et scolies sont autant d’indices. Mes efforts résident, en ce moment, dans ma volonté de l’historiographier, d’engager son appréhension critique et de constituer un florilège fondé sur des critères scientifiques.

Dans les archives littéraires d’Amérique Latine, il n’existe rien de tel. Il en va de même pour l’Espagne ou la France, les mystères du monde universitaire et de la république des lettres… Des hypothèses pour expliquer l’absence d’études critiques sur ce genre ? Marginal ? Peu pertinent? Combler ce vide constitue un véritable défi et défendre ce genre orphelin est une priorité si l’on veut apporter notre minuscule grain de sable à l’étude de la littérature.

Aphorismundi : Avez-vous lu beaucoup de recueils d’aphorismes français? Quels sont ceux que vous préférez?

Javier Perucho : Je lis des auteurs aussi bien latino-américains que français, espagnols, italiens ou allemands, généralement dans leurs traductions en espagnol, avec la perte de sens qui va avec, bien évidemment. Malheureusement, trouver des recueils dans leur langue d’origine est souvent compliqué et constitue un investissement considérable.

J’ai, toutefois, une affection particulière pour les auteurs latino-américains du XXe siècle: José Antonio Ramos Sucre, Nicolás Gómez Dávila et Antonio Porchia. Et j’aime aussi me retrouver en compagnie de ces maîtres d’un autre temps : G. C. Lichtenberg, Franz Kafka et Karl Kraus.

Aphorismundi : Existent-ils, à votre avis, des liens entre la tradition aphoristique européenne et l’écriture aphoristique mexicaine? S’ils existent, de quelles natures sont-ils?

Javier Perucho : Bien sûr, des liens se sont tissés à partir du moment où on a traduit en espagnol mexicain les aphorismes d’Hippocrate qui constituent la source première de toute étude de l’aphorisme. Au Mexique, c’est ainsi qu’a démarré la tradition de greffer à notre littérature l’écriture aphoristique européenne, dont on peut voir également les premiers implants dans la traduction et la publication des aphorismes de l’empereur Maximilien en 1869, peut-être la plus ancienne acclimatation du genre en terres mexicaines. À l’heure actuelle, sont constamment publiées dans des magazines culturels des sélections d’aphorismes d’auteurs qui se sont illustrés dans ce genre, qu’ils soient mexicains ou non. Je pense à la revue Nexos, par exemple ou à la maison d’édition Cuadrivio qui possède une revue dédiée à ce genre. Soit dit en passant, la revue Plural, alors dirigée par Octavio Paz, fut la première à traduire, grâce à Esther Cohen, et à publier Emil Cioran en Amérique latine.

Aphorismundi : Croyez-vous qu’il existe des spécificités propres à l’aphorisme mexicain? Si oui, quelles sont-elles?

Javier Perucho : Grande question. Je dirais que linguistiquement oui, elles existent et qu’elles sont également d’ordre thématique et formelle. Deux exemples audacieux : un lecteur fanatique des poèmes de Francisco Hernandez les a transformés en un recueil d’aphorismes paru aux éditions Monte Carmelo en 2002. L’écrivain Guillermo Fadanelli dans son roman Lodo publié chez Anagrama la même année a inséré des aphorismes dans les tirades de l’un de ses personnages, philosophe.

De 1917 à nos jours, on peut retrouver des caractéristiques thématiques communes à tous les aphorismes : la misogynie, l’appel à la constitution d’une élite intellectuelle, la critique du pouvoir, la misanthropie, la vie quotidienne, la critique des coutumes, l’identité. Certes, ce sont des traits distinctifs du genre, mais également des singularités propres à l’expression aphoristique mexicaine.

Aphorismundi : Par ailleurs, pourriez-vous nous décrire, selon vous, les moments clés de l’histoire de l’aphorisme mexicain à travers quelques recueils représentatifs du genre?

Javier Perucho : Le premier recueil pleinement aphoristique du XXe siècle au Mexique, a été publié en 1910, et s’intitule Breves notas tomadas en la escuela de la vida. Son auteur Francisco Sosa a été député, maire et académicien. Rien de l’épisode révolutionnaire qui approchait ne transparaît dans ce livre. Ce ne fut qu’en 1917 que cette sanglante révolution apparut dans les Essais et poèmes de Julio Torri, artisan de l’esthétique de la brièveté au Mexique, œuvre tenant toutefois plus du microrécit que de l’aphorisme.

Alfonso Reyes et Octavio Paz imprimèrent également leur marque aphoristique dans leurs œuvres complètes respectives. J’invite les lecteurs d’Aphorismundi à y jeter un œil afin de les apprécier au mieux. Par ailleurs, Salvador Elizondo dans son Cuaderno de escritura publié en 2000 et José Emilio Pacheco dans Letras minusculas en 1978 ont réuni leurs pensées fulgurantes sous forme de livres ou de publications périodiques.

Les républicains espagnols exilés au Mexique ont également composé des œuvres aphoristiques très diverses que l’on peut retrouver dans : Aforismos de la cabeza parlante de Jose Bergamin, Obras completas de José Gaos, Revoleras d’Alvaro de Albornoz y Salas ou les Máximas mínimas d’Enrique Jardiel Poncela. La diaspora latino-américaine n’est pas en reste avec des recueils tels que : El paso del ganso. Fábulas y relatos d’Alejandro Jodorowsky et Lo demás es silencio [La vida y la obra de Eduardo Torres] d’Augusto Monterroso.

L’aphoristique féminine a su également tracer sa voie particulière. Le premier recueil d’aphorismes écrit par une femme, et que j’ai pu répertorier à ce moment précis de ma recherche, a été publié par Ana de Gómez Mayorga avec son Río de las horas paru en 1946. Par la suite, d’autres femmes suivirent le chemin ouvert par cette auteure : Esther Seligson avec Cicatrices en 2009 ; Leticia Herrera avec Celebración del vértigo. Aforismos en 2011; Mariana Frenk-Westheim avec ses Aforismos, cuentos y otras aventuras en 2013); Merlina Acevedo avec Relojes de arena, palíndromos. Peones de Troya, aforismos en 2013) et Anna Kullick Lackner avec Annaforismos en 2015, entre autres femmes, qui naviguent dans les canaux de la pensé lapidaire.

Aphorismundi : Quelles sont, selon vous, aujourd’hui les œuvres d’aphoristes mexicains contemporains engagés à renouveler le genre? Quelles sont vos préférées?

Javier Perucho : Je réponds à votre question par une petite liste des auteurs et des œuvres publiées dans l’ordre chronologique de leurs parutions :

Carlos Díaz Dufoo (hijo), Epigramas (Ediciones de Bellas Artes, 1967); Francisco León González, El gesto de la angustia (EOSA, 1987);

Luis Ignacio Helguera, Traspatios (FCE, 1989);

Guillermo Fadanelli, Dios siempre se equivoca (Joaquín Mortiz, 2004); Adolfo Castañón, La belleza es lo esencial (Ediciones sin Nombre, 2005);

Armando González Torres, Eso que ilumina el mundo (Almadía, 2006); Fernando Curiel, Tren subterráneo (Sonidos Urbanos, 2009); Mariana Frenk-Westheim, Aforismos, cuentos y otras aventuras (FCE, 2013); Leonardo da Jandra, Mínimas (Almadía, 2013);

José Manuel García García, Microagniciones (Revista Arenas Blancas, 2015).

Aphorismundi : Quel avenir voyez-vous pour l’aphorisme au Mexique?

Javier Perucho : Je répondrai de manière aphoristique : Son passé est son avenir.

Aphorismundi : Quel recueil d’aphorismes conseillerez-vous à nos lecteurs hispanophones?

Javier Perucho : Outre ceux que j’ai déjà mentionnés, je suggérerais: Lapidario. Antología del aforismo mexicano de Hiram Barrios; Breves notas tomadas en la escuela de la vida de Francisco Sosa et Penitencia y rehabilitación de Maximilen de Habsbourg.

Aphorismundi : Quel recueil d’aphorismes lisez-vous en ce moment ou quel est le dernier recueil que vous ayez lu?

Javier Perucho : J’aimerais souligner les soins apportés à l’édition du dernier livre d’Armando Gonzalez Torres, Es el decir el que decide publié chez Cuadrivio et j’ai, par ailleurs, signé le texte liminaire de La sonrisa de Proteo de Benjamin Barajas publié par le Gouvernement de l’État de Michoacan.

Sinon, en ce moment même, je lis La balada de Cioran y otras exhalaciones de Josu Landa, poète, essayiste et conteur vénézuélien qui vit au Mexique.

Je suis constamment à la recherche de livres au caractère aphoristique que ce soit chez les bouquinistes de Mexico ou dans les marchés aux puces où se vendent également de vieilles revues. Quand j’ai la chance de trouver un recueil, cela relève souvent de la découverte archéologique qui se mue en une véritable révélation littéraire.

Aphorismundi : Pour conclure cette entretien, pouvez-vous me citer un aphorisme que vous aimez particulièrement dans ces œuvres?

Javier Perucho : « Il voulait éduquer les animaux comme ses fils et leur laisser un héritage, mais ce fut lui qui fut civilisé par les bêtes, qui lui firent découvrir les nuages, la nuit et le vent. » Armando González Torres, Es el decir el que decide

« Pour les théoriciens du communisme classique, donner à manger à un mendiant est un acte contre-révolutionnaire; pour les impérialistes, y compris Mère Teresa, c’est un acte de piété, seul le nécessiteux, sous sa cape, se rie de tous. » Benjamin Barajas, La sonrisa de Proteo

« L’enfer, c’est les autres. Génial, Monsieur Sartre! Mais, quid d’un monde sans aucun autre? Serait-ce le paradis? » Josu Landa, La balada de Cioran y otras exhalaciones

Aphorismundi : Question complémentaire: Quelle question ne vous ai-je pas posé, au cours de cet entretien, et à laquelle vous auriez aimé répondre ? Pourriez-vous nous la formuler et y répondre?

Javier Perucho : Très bien. Ma question est donc : Qu’est-ce qu’un aphorisme ?

Comme la sentence ou le refrain, paradigmes de l’oralité avec lesquels il partage son caractère laconique et concis, l’aphorisme résume des expériences de vie, mais contrairement à ces derniers paradigmes qui sont anonymes et collectifs, l’aphorisme naît du travail d’un auteur qui réaffirme son identité et ne parle pas nécessairement au nom d’une communauté. Il ne prétend pas enseigner une quelconque leçon de vie ou de morale, bien que le consensus soit l’un de ses objectifs intrinsèques. Ceux qui pratiquent ce genre expriment leurs esprits et ses dispositions, le partagent, mais n’incitent pas nécessairement à agir. En se débarrassant de sa prétention à vouloir professer ou se faire le porte-parole de quoi que ce soit ou qui que ce soit, l’aphorisme trouve une certaine pérennité dans la modernité, qui l’entraîne jusqu’à son ultime frontière qu’Elizondo définit paradoxalement en ces termes : « Un aphorisme, c’est toujours la définition arbitraire de quelque chose d’improbable, mais vrai. »

Aphorismundi : Merci Javier Perucho pour cet entretien très éclairant au sujet de l’aphorisme mexicain.

Vous pouvez, par ailleurs, suivre l’avancée des travaux littéraires de Javier Perucho sur les formes brèves sur les sites Miretario, El Brazo y la Espalda et El Cuento en red.

  • 2 janvier 2017
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