René Char, aphoriste et résistant

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« L’homme est capable de faire ce qu’il est incapable d’imaginer. Sa tête sillonne la galaxie de l’absurde. »

Cet aphorisme extrait des Feuillets d’Hypnos, touchant du bout du doigt un sublime quasi onirique, résume à lui seul l’engagement aussi bien poétique que politique de son auteur René Char. En effet, pendant l’Occupation de la France au cours de la Seconde guerre mondiale, le poète participe activement à la Résistance sous le nom de « Capitaine Alexandre » et rédige des fragments tant sur les actions et combats menés que sur les contemplations, impressions et émotions générées par ces batailles.

« Nous errons auprès de margelles dont on a soustrait les puits. »

Ces diverses expériences retranscrites sous forme de notes et d’aphorismes verront le jour sous le nom de Feuillets d’Hypnos et constituent l’un des témoignages poétiques les plus singuliers relatifs à cette sombre période. Refusant l’exposé continu et chronologique des événements de la Résistance, Char procède par fulgurances et livre ainsi un témoignage fragmentaire et original sur une époque dont la violence et la barbarie sautent aux yeux à chaque page. Engagé jusqu’au bout de l’âme, les premiers aphorismes réunis par René Char au début du recueil constituent déjà en eux-mêmes une sorte de programme poético-politique.

« Conduire le réel jusqu’à l’action comme une fleur glissée à la bouche acide des petits enfants. Connaissance ineffable du diamant désespéré (la vie). »

« Être stoïque, c’est se figer avec les beaux yeux de Narcisse. Nous avons recensé toute la douleur qu’éventuellement le bourreau pouvait prélever sur chaque pouce de notre corps ; puis le cœur serré, nous sommes allés et nous avons fait face. »

Ayant établi son quartier général à Céreste, dans les Basses-Alpes, le poète décrit avec lyrisme son quotidien de résistant entre exécutions de camarades par les forces ennemies, livraisons d’armes et anecdotes sur ses compagnons de maquis. Ces récits de combats sont accompagnés de sublimes saillies poétiques, de considérations politiques plus générales et de grands moments de contemplation, ce qui rend l’ensemble du recueil d’une richesse et d’une densité incroyables.

« Je n’ai pas peur. J’ai seulement le vertige. Il me faut réduire la distance entre l’ennemi et moi. L’affronter horizontalement. »

« Vous tendez une allumette à votre lampe et ce qui l’allume n’éclaire pas. C’est loin, très loin de vous, que le cercle illumine. »

Frôlant parfois l’hermétisme, les aphorismes de Char sont à apprécier comme les paroles d’oracles qui obscurcissent la vie plus qu’elles ne l’éclairent. Ces courtes phrases sont toutes pleines de brouillards, invitant ainsi le lecteur à parcourir l’œuvre avec la plus grande circonspection. Engagement poétique et politique sont pour Char les deux versants d’une même pièce : au plus profond de l’abîme politique, il est utile voire nécessaire d’écrire, de transcender sa vision du monde pour la sublimer en une expérience poétique. La dernière phrase du recueil est en ce sens très éloquente.

« Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté. »

Pour ma part, je ne me lasse pas de lire et relire ces Feuillets d’Hypnos, devenus un classique de la littérature engagée. Comme toutes les grandes œuvres, elles gagnent en épaisseur à chaque relecture et l’on découvre toujours ou l’on comprend enfin un aphorisme que notre esprit paresseux avait laissé de côté. Si Char avait donné cette excellente définition de ce que peut être un aphorisme : « L’éclair me dure. », son œuvre, quant à elle, résonne toujours en moi comme ce tonnerre grondant et ondulant qui suit de peu l’éblouissement de l’éclair.

« Sommes-nous voués à n’être que des débuts de vérité ? »

Feuillets d’Hypnos, René Char, Folio plus Classiques, 160 p., 4,80 euros

  • 29 août 2016
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