Entretien avec Philippe Moret

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Docteur ès-lettres de l’université de Lausanne, Philippe Moret a consacré sa thèse de doctorat à la littérature aphoristique (Tradition et modernité de l’aphorisme, Genève, Droz, 1997). En 2018, il publie une anthologie chez Robert Laffont dans la collection Bouquins : Le Bouquin des aphorismes. Il est professeur de littérature française et de philosophie en Suisse depuis une quinzaine d’années.

Aphorismundi : D’où vient votre intérêt pour la forme aphoristique ? Pourquoi avez-vous choisi de lui consacrer votre thèse de doctorat à la fin des années 1990 ?

Philippe Moret : J’avais fait un mémoire de licence sur la poétique du voyage chez Henri Michaux, et c’est cet auteur qui m’a incité à aller voir du côté des formes brèves et sentencieuses, en particulier avec ses Tranches de savoir et ses Poteaux d’angle. Mais j’imagine que j’avais quelques affinités personnelles avec le scepticisme, voire le pessimisme qui dominent dans ce registre.

Aphorismundi : Quelles hypothèses souhaitiez-vous démontrer grâce à ce travail de recherche ?

Philippe Moret : Je m’intéressais à l’ascendance et à la descendance de la maxime classique (La Rochefoucauld), à des formes d’émancipation de la littérature aphoristique par rapport à cette dernière, mais avec une exigence gnomique qui subsistait, souvent de manière paradoxale, en contraste avec le «dépaysement» surréaliste étudié par Marie-Paule Berranger, même s’il y a de nombreux recoupements entre son corpus et le mien.

Aphorismundi : En 2018, vous publiez Le Bouquin des aphorismes chez Robert Laffont. Comment vous est venue l’idée de ce projet «oulipien» ? Quels ont été vos critères de sélection pour retenir les aphorismes présentés dans cet ouvrage ? Pourquoi avez-vous choisi la forme d’un abécédaire thématique pour cette anthologie ?

Philippe Moret : C’était une commande du responsable de la collection à l’époque, Daniel Rondeau, et la forme de l’abécédaire thématique venait de ce dernier. Par ailleurs, il souhaitait que le projet soit aussi large que possible dans l’espace et le temps. Contrainte éditoriale supplémentaire sur laquelle Jean-Luc Barré, qui a succédé à Daniel Rondeau, a insisté : pas de droits d’auteur ni de traducteur à payer, ce qui m’a incité à la modération pour les auteurs et les traductions non libres de droit (pas plus de dix lignes, que M. Barré pouvait négocier avec Gallimard en particulier). J’ai bricolé dans ma cueillette avec ces exigences, à la fois contraignantes et libératoires — «oulipiennes» donc… Le critère le plus important pour moi a été de puiser dans des recueils de formes brèves et sentencieuses en vers ou en prose, soit auctoriaux, soit éditoriaux. Le recueil me paraît en effet aussi important que le critère de la brièveté gnomique pour définir le genre aphoristique au sens large.

Aphorismundi : Quels sont les auteurs quelque peu confidentiels que vous souhaitiez mettre à l’honneur dans cet ouvrage et que vous invitez nos lecteurs à découvrir ?

Philippe Moret : Il y aurait beaucoup de noms à citer… J’aimerais rendre hommage à deux anciens maîtres dont j’ai découvert les talents de moralistes : Arnaud Tripet et François Debluë, j’avais grand plaisir à les retrouver par le biais de leurs réflexions et maximes. Chez les non-francophones, Nicolas Gomez Davila, Marie von Ebner-Eschenbach, Ludwig Hohl, Roberto Juarroz, Stanislaw Jerzy Lec, Thomas S. Szasz, Arvo Valton. J’ai eu beaucoup de plaisir à traduire des auteurs espagnols avec l’aide de ma nièce Nora Moret (par exemple José Bergamin et Maria Zambrano) ; et puis tout seul — «comme un grand» — je me suis essayé à la traduction de moralistes anglophones (Joseph Bartlett, Caleb Charles Colton, William Hazlitt, etc.), et j’ai trouvé très stimulant d’adapter le wit britannique, de trouver une sorte d’équivalent en français.

Aphorismundi : Vous avez travaillé sur la tradition et la modernité de l’aphorisme chez plusieurs auteurs du 20ème siècle. Pensez-vous que le genre parvient à se renouveler dans les écritures contemporaines ?

Philippe Moret : Certainement, mais toujours en dialogue avec les traditions classiques et une certaine exigence gnomique, même si c’est le plus souvent dans le registre négatif, apophatique. Je viens de lire La Gloire des petites choses de Denis Groznatovitch, merveilleux essai inspiré par Georges Haldas, cité en épigraphe : «Ce sont les choses imperceptibles — les impondérables — qui nous relient le plus souvent à l’essentiel. Qui vit en Etat de Poésie le sait mieux que tout autre. Et cela dans la mesure où il ne cesse d’en faire l’expérience. Titre éventuel pour un petit texte qui en témoignerait : La Gloire des petites choses.»

Par ailleurs Groznatovitch cite Roland Barthes : «Ce qui est raconté ce n’est pas une aventure, ce sont des incidents. L’incident est simplement ce qui tombe doucement, comme une feuille, sur le tapis de la vie ; c’est ce pli léger, fuyant, apporté au tissu des jours ; c’est ce qui peut être à peine noté : une sorte de degré zéro de la notation, juste ce qu’il faut pour pouvoir écrire quelque chose.»

On pense au haïku, d’ailleurs invoqué par Groznatovitch, une poétique du presque rien, mais où se donne à lire, comme en filigrane, quelque chose d’éternel («sous les espèces de l’éternité», comme le dirait Spinoza).

Aphorismundi : Quels types d’aphorismes vous touchent le plus (épigrammes, maximes, aphorismes poétiques…)? Quels sont vos aphoristes préférés et pour quelles raisons ?

Philippe Moret : Mon goût irait du côté de l’aphorisme poétique, de la notation, de l’incident au sens de Barthes, avec des auteurs comme Joubert ou Jourdan, ou encore Cioran dans ses Carnets.

Aphorismundi : Quel recueil a eu un impact tout particulier dans votre vie ?

Philippe Moret : Poteaux d’angle de Michaux.

Aphorismundi : Pour finir, pourriez-vous nous citer un aphorisme qui est devenu pour vous une sorte de maxime de vie ?

Philippe Moret : Permettez-moi d’en citer trois :

«Passé un certain point, il n’y a plus de retour. Il faut atteindre ce point.» Franz Kafka

«Avec tes défauts, pas de hâte. Ne vas pas à la légère les corriger. Qu’irais-tu mettre à la place ?» Henri Michaux

«Une flamme traverse le sang. Passer de l’autre côté, en contournant la mort.» Emil Cioran

Merci à Philippe Moret pour cet entretien passionnant et nous vous invitons à découvrir Le Bouquin des aphorismes, publié en 2018 chez Robert Laffont et Tradition et modernité de l’aphorisme, paru chez Droz en 1997.

  • 11 mars 2023