Surréalisme et aphorisme : rencontre avec Marie-Paule Berranger

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Entretien avec Marie-Paule Berranger, professeur de littérature française du 20ème siècle à l’université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, spécialiste du surréalisme, de la modernité et des avant-gardes. Particulièrement intéressée par l’aphorisme, elle a publié, en 1988, une ouvrage consacré à l’aphorisme surréaliste intitulé Dépaysement de l’aphorisme aux éditions José Corti.

Aphorismundi : Qu’est-ce qu’un aphorisme? Comment définiriez-vous cette forme et quelles en sont, pour vous, les propriétés principales ?

Marie-Paule Berranger : J’aurais du mal à le définir parce que justement ce n’est pas une forme à proprement parler. A certaines époques, il a pu se cristalliser dans des formes comme par exemple la maxime au 17ème siècle. D’une certaine manière, je dirai qu’il n’existe que dans ses avatars et certains de ses avatars sont des formes très cristallisées comme l’est la maxime. Mais si je pense à l’aphorisme poétique tel qu’il évolue au 20ème siècle, on peut trouver des constantes et notamment une certaine tendance à la brièveté oraculaire, par exemple chez René Char, qui se retrouve aussi chez d’autres poètes comme Michaux.

Il y a certaines autres constantes repérables qui peuvent être de l’ordre du précepte avec l’emploi de l’infinitif – quelque chose qui n’excédera pas une ligne ou deux et qui a tendance à se cristalliser dans une phrase. La tendance à la brièveté fait donc qu’il y a toujours l’aspect formulaire de l’aphorisme, quelque chose qui vise une satisfaction de l’esprit par la rapidité mais selon les époques, ce n’est pas toujours une forme. Ça peut en être plusieurs. C’est donc une définition déceptive que je peux vous proposer.

Aphorismundi : Quand, dans votre carrière, avez-vous commencé à vous intéresser de plus près à l’aphorisme et dans quelles circonstances?

Marie-Paule Berranger : Rétrospectivement, je dirais qu’il y avait sans doute un phénomène de mode dont je n’étais pas consciente à l’époque. La formule a commencé à me plaire lorsque j’étais au lycée, quand j’ai lu Nieztsche en seconde : Ainsi parlait Zathoustra. On n’est pas dans l’aphoristique à proprement parler, mais on est dans cet art de la formule extraordinairement frappante qui a en même temps une qualité poétique. Cela a pu orienter mon esprit vers des phrases qui sont à la fois philosophiques et poétiques.

Ensuite, au lycée et au cours de mes études, sans en avoir vraiment conscience, j’ai été captée par des phrases et des formules. C’est l’époque où j’ai découvert les surréalistes, j’ai lu les Champs magnétiques et Clair de Terre. En maîtrise, j’ai eu l’occasion de travailler sur le surréalisme en Espagne qui cultive un grand art de la pointe et de la brièveté avec les greguerías de Ramón Gómez de la Serna et les diableries de José Bergamín. Au contact du surréalisme et de ses entourages, je retrouvais donc des formes brèves.

Puis, quand j’ai voulu faire une thèse sur le surréalisme, en pleine époque post-structuraliste, les structures m’ont paru une bonne façon d’aborder plusieurs auteurs. C’est comme ça que je suis allée vers des formes, vers des genres et l’aphorisme en était un qui n’était pas étudié, ni considéré comme tel. Il y avait aussi une petite partie de provocation parce que le surréalisme était souvent caractérisé par la logorrhée. Moi, au contraire, j’étais frappée par le talent pamphlétaire des surréalistes et par leur art de la formule qui fait mouche.

Aphorismundi : Vous parlez des surréalistes. Existe-t-il, selon vous, une spécificité de l’aphorisme chez les surréalistes et si oui comment la définiriez-vous ?

Marie-Paule Berranger : Il n’y a pas d’enjeux de genre ou de rhétorique chez les surréalistes. Tout cela reste un outil secondaire et leurs proclamations vont dans ce sens. Leurs pratiques sont souvent transgénériques même si la rhétorique joue tout de même un rôle dans leur écriture. Mais je crois que ce n’est pas là que porte leur volonté de rupture. Seulement la brièveté et sa force d’impact est quelque chose de bien adapté à la pugnacité d’une avant-garde, aux volontés d’agresser, de choquer, de provoquer. Le caractère expéditif de l’aphorisme plaît donc à Dada et aux futuristes. Marinetti, par exemple, possède un véritable art de la formule.

Par sa nature même, l’aphorisme affirme une sorte de préséance des structures et maintient très fortement l’impact de la phrase. Chez les surréalistes, la formule jaillit facilement de l’automatisme comme « Pneus, pattes de velours ». Le dernier recueil de poésie d’André Breton, en 1960, se résume ainsi à quatre phrases, chacune tenant sur une page.

Je pense donc qu’en ce sens, il y une spécificité surréaliste de la formule culminant dans un aphorisme qui tiendrait dans une image jaillie.

Une autre spécificité est l’emploi du jeu de mot. L’aphorisme met en évidence dans le surréalisme un contact entre la poésie et le jeu verbal. Dans Rrose Sélavy de Robert Desnos et dans Glossaire, j’y serre mes gloses de Leiris, on est vraiment du côté du jeu de mot cristallisé en formule qui devient une phrase très poétique chez Desnos. Cette récupération du jeu de mots chez certains auteurs est éminemment surréaliste.

Aphorismundi : Quels sont les aphoristes qui vous ont le plus marqué et pourquoi ?

Marie-Paule Berranger : Le premier qui me vient à l’esprit, c’est Lichtenberg, bien qu’il n’ait pas écrit des aphorismes mais plutôt des pensées. Cioran m’a aussi beaucoup plu et retenu si on pense au Précis de décomposition.

Mais, c’est quand même plutôt du coté de la poésie que sont les aphorismes que je préfère et en particulier ceux de Michaux, dans Tranches de savoir. J’aime beaucoup également Glossaire, j’y serre mes gloses de Leiris, plein de profondeur métalinguistique et métaphysique, tout cela dans la condensation d’un jeu de mot qui est en même temps une définition.

J’aime bien Fureur et mystère de René Char que je trouve très fort et puis Rrose Selavy de Desnos qui est pour moi une réussite formidable.

Aphorismundi : Pensez-vous que l’aphorisme ait encore un bel avenir devant lui? Pour vous, correspond-il, au-delà de sa structure, à une réalité sociale ou politique : par exemple, chez les surréalistes ?

Marie-Paule Berranger : Chez les surréalistes, il est très clair que le goût de l’aphorisme est concomitant avec l’intérêt qu’ils éprouvent pour la réclame ou la publicité. Robert Desnos avait une émission à la radio. Il a inventé un nombre de slogans et saynètes très important dans les années 30 et a travaillé pour l’agence Foniric qui produisait des émissions de radio financées par des firmes pour lesquelles il fallait créer des slogans. Il a composé des slogans désopilants pour « Le bon vermifug’Lune », L’Anis berger, L’Amer Picon ou le Vin de Frileuse. L’activé du jeu de mot poétique et celle de la réclame n’étaient donc pas antagonistes. Ensuite, tout cela a évolué au cours du 20ème siècle mais à la fin des années vingt et dans les années trente, c’était vraiment un lieu de création avec de grands moyens poétiques. Aujourd’hui, on continue d’en voir dans la réclame mais les formes de la brièveté sont surtout commandées par le format des messages sur certains réseaux sociaux comme Twitter. Personnellement, je trouve que dans la plupart des cas, leur utilisation entraîne une communication précipitée et des pensées tronquées mais on peut imaginer, dans le meilleur des cas, et cela arrive, que des gens qui sont justement des « poètes de l’aphorisme » utilisent très bien Twitter. Par exemple, quand les Oulipiens s’en emparent, c’est assez jubilatoire.

Aphorismundi : Pour conclure cet entretien, pouvez-vous me citer le premier aphorisme qui vous vient à l’esprit?

Marie-Paule Berranger : Ce sera malheureusement très banal, je le regrette mais je le garde quand même parce qu’il est adapté à l’écriture aphoristique, c’est : « L’éclair me dure » de René Char. Ce n’est pas inédit du tout, on l’entend partout mais c’est la condensation même de la nature de l’aphorisme qui est de s’épanouir dans la durée pour la penser à partir d’une fulgurance. On ne peut pas faire mieux en moins de mots.

Sinon, vous prenez n’importe lequel des Rrose Selavy de Robert Desnos. Par exemple celui-ci « Les lois de nos désirs sont des dés sans loisir »

Aphorismundi : Merci Marie-Paule Berranger d’avoir répondu à toutes nos questions.

Pour finir, nous souhaitons encore remercier Marie-Paule Berranger pour le temps qu’elle a bien voulu nous accorder dans le cadre de cet entretien passionnant. Nous espérons qu’il aura su vous intéresser et attendons vos réactions dans les commentaires.

  • 10 octobre 2016
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