La maxime selon Roland Barthes
« La maxime est une voie infinie de déception. »
Voici l’une des conclusions que tire Roland Barthes de son analyse des Maximes de La Rochefoucauld dans le volume publié chez Points qui rassemble Le degré zéro de l’écriture et les Nouveaux essais critiques. Préfaçant une édition de l’œuvre du moraliste parue en 1961, les quelques pages que le sémiologue consacre à l’étude de l’écriture lapidaire sont d’une richesse et d’un foisonnement incroyables !
« La maxime est une proposition coupée du discours. »
Après avoir distingué la maxime de la réflexion qui appartient, selon lui, plus à l’ordre discursif que sententiel, Barthes se penche plus avant sur l’analyse même de la structure de la phrase. Close sur elle-même, « armée parce qu’elle est fermée », la maxime fait s’opposer, au sein d’une phrase devenue spectacle, des essences, « des blocs internes » qui s’affrontent à des fins définitionnelles.
« Toute la structure de la maxime est visible, dans la mesure même où elle est erratique. »
De cette confrontation entre des substances pleines et éternelles comme l’amour, la passion ou l’orgueil, naît une métrique propre à la maxime qui répond souvent, dans l’œuvre de La Rochefoucauld, à un rythme binaire ou quaternaire. L’exemple cité par Barthes est en cela très éclairant et peut être quasiment considéré comme l’archétype de la maxime dans ce recueil :
« L’élévation est au mérite ce que la parure est aux belles personnes. »
Il distingue, par la suite, trois types de relations qui s’établissent le plus fréquemment entre les termes d’une maxime: la comparaison, l’identité et l’identité réceptive. Cette dernière notion, la plus caractéristique de la maxime selon Barthes, se rencontre dans l’usage de la « copule restrictive : n’est que ». Au delà de son aspect structurel, l’emploi récurent cette expression correspond également à l’entreprise de démystification engagée par l’auteur. Sous le masque des fausses vertus, se cachent les noires passions et La Rochefoucauld n’a de cesse de nous les montrer tout au long de son recueil.
« Ces masques occupent toute la scène ; on s’épuise à les percer sans cependant jamais les quitter tout à fait : les Maximes sont à la longue comme un cauchemar de vérité. »
Le sémiologue poursuit, par ailleurs, son analyse avec une étude de la pointe des Maximes qui s’appuie essentiellement sur deux procédés distincts : l’alternance et la répétition. Cette forme complexe de la maxime a pour but de dévoiler chez le moraliste les effets de l’amour-propre sur la psyché humaine. Quelle vertu ne se nourrit pas de vice et inversement ?
« Le résultat paradoxal de cette dialectique, le voici : c’est finalement le désordre réel de l’homme (désordre des passions, des événements, des humeurs), qui donne à cet homme son unité. »
Roland Barthes finit sa préface en soulignant le rôle contestataire et contradictoire de l’écrivain de maximes qui, dans sa pratique aristocratique, critique le milieu même qui a permis l’éclosion de l’art qu’il exerce. En dernier lieu, il clôt son analyse par les affinités qu’entretient la maxime avec les notions de jeu et de mort.
« On sait que les Maximes de La Rochefoucauld sont effectivement nées des jeux de salons (portraits, devinettes, sentences) ; et cette rencontre du tragique et du mondain, l’un frôlant l’autre, ce n’est pas la moindre des vérités que nous proposent les Maximes. »
Cette analyse dense, riche, éclairante sur de nombreux points, ne recèle, à mon avis, qu’une seule ombre exposée au tout début du texte. Barthes détaille les deux façons de lire un recueil d’aphorismes : la première de manière discontinue qui provoquerait l’appropriation de la maxime de la part du lecteur et la deuxième de manière continue qui ferait que « le livre me concerne à peine » tant « les Maximes de La Rochefoucauld disent à tel point les mêmes choses. »
« Il faut choisir de lire les maximes par choix ou de suite, et l’effet en sera opposé, ici éclatant, là étouffant. »
Barthes semble mettre de côté – et cela est surprenant ! – l’architecture même du recueil d’aphorismes qui repose sur des jeux d’échos, de correspondances et de contradictions. C’est particulièrement le cas dans l’œuvre de La Rochefoucauld dont une lecture suivie permet de mettre en relief la dimension inchoative de la réflexion menée par l’auteur. Le moraliste tâtonne, propose, définit, se ravise, corrige, apporte ici une subtilité, là un démenti et une lecture continue, loin de nous enfermer « dans un discours sans fin, sans ordre, à la façon d’un monologue obsédé », nous ouvre au contraire sur le caractère fluctuant et incertain de la pensée de l’homme, caractère que Barthes ne manque, par ailleurs, pas de souligner plus loin dans son analyse.
« L’homme n’est plus qu’un squelette de passions, et ce squelette lui-même n’est peut-être que le fantasme d’un rien : l’homme n’est pas sûr. »
Outre cette étonnante position de Barthes négligeant la macrostructure du recueil au profit de la microstructure de la maxime, l’analyse qu’il propose du recueil de La Rochefoucauld, que nous avions déjà eu l’occasion de présenter dans un précédent article, est d’une acuité rare et même jouissive à certains endroits. L’alchimie provoquée par l’amour-propre ou encore la notion de pesée divine dans la pratique de la maxime font de ce texte court une mine inépuisable d’éléments permettant d’appréhender cette forme dans toute son ambiguïté. Je ne peux donc que vous conseiller la lecture de ces quelques pages qui fournissent des précieuses clés d’analyse dans la compréhension de ce qui fonde encore aujourd’hui la singularité du genre aphoristique.
« Pour La Rochefoucauld, la définition, si noire soit-elle, a certainement une fonction rassérénante ; montrer que l’ordre moral n’est que le masque d’un désordre contingent est en définitive plus rassurant que d’en rester à un ordre apparent mais singulier. »
Le degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques, Roland Barthes, Points, 192 p., 7,50 euros
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