Les pensées d’un empereur

Partager

« Ressembler au promontoire, sur lequel sans cesse se brisent les vagues : lui, reste debout et autour de lui viennent mourir les bouillonnements du flot. »

Cet aphorisme aux accents profondément sublimes et stoïques est extrait des fameuses Pensées de Marc Aurèle, empereur romain qui régna de 161 à 180 après Antonin le Pieux dont il fut le fils adoptif. Dirigeant juste et respecté, il mena sa vie en philosophe et fut particulièrement séduit par le stoïcisme qu’il mettra en pratique tout au long de sa vie. Ses Pensées pour moi-même se composent de notes, de citations ou de développements permettant d’expliciter le contenu de la doctrine stoïque ainsi que sa mise en application dans la vie de l’homme.

« Chaque être a sa destination, comme le cheval, la vigne. Cela t’étonne ? Le soleil lui aussi, dira-t-il, est fait pour une fonction, ainsi que les autres Dieux. Et toi donc, pourquoi es-tu créé ? Pour jouir ? Vois si cette pensée est soutenable. »

Mais avant de s’engager plus avant dans la doctrine stoïcienne, arrêtons nous, un instant, sur l’esthétique du volume que nous propose la maison d’édition Les Belles Lettres. Ce recueil, dans son aspect physique, est d’une rare beauté et paraît être le fruit d’amoureux du livre pour lesquels la qualité du grain de la page est aussi importante que le contenu de ce dernier. La typographie et l’impression sont, en effet, soignées et les illustrations de Scott Pennor’s, délicates et merveilleuses, ajoutent une dimension contemplative à la lecture de Marc Aurèle. La présentation d’Aimé Puech est éclairante, la traduction fluide et très agréable à lire, les notes en bas de page sont présentes mais ne gênent pas pour autant notre découverte du texte. En bref, le soin apporté à l’édition de ces Pensées est tel qu’il qu’il nous paraît juste et nécessaire de souligner le grand travail effectué par Les Belles Lettres afin d’encourager d’autres maisons à proposer des objets de si belle facture.

« Qu’il est ridicule et étrange l’homme qui s’étonne de quoi que ce soit qui arrive dans la vie. »

Cette parenthèse achevée, revenons-en au fond de la philosophie proposée par Marc Aurèle. Ses Pensées sont intéressantes en tant qu’elles nous proposent l’exercice d’un stoïcisme incarné par la personnalité bienveillante de l’empereur. La première étape de cette doctrine consiste à savoir ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. Pour ce qui dépend de nous, il nous incombe de faire notre devoir et de pratiquer le bien, car tel est le penchant de toute nature raisonnable et sociable ; au contraire, nous ne devons pas nous préoccuper de ce qui ne dépend pas de nous, ne pas nous laisser atteindre par les choses extérieures car nous n’avons aucun pouvoir sur elle.

« Quoi qu’il t’arrive, cela t’était préparé de toute éternité et la trame serrée des causes liait depuis toujours ta substance à cet accident. »

Par ailleurs, en bannissant l’opinion que nous portons sur les choses, et en particulier sur le fait de savoir si elles sont bonnes ou mauvaises, nous pouvons garder notre guide intérieur (que Marc Aurèle désigne également comme génie et qui consiste en cette parcelle de conscience universelle qui nous relie au tout et aux Dieux) serein et exempt de toute vicissitude, le but visé étant l’ataraxie ou absence de trouble.

« Boute dehors l’opinion, tu es sauvé. Qui donc t’empêche de la bouter dehors ? »

De même, les stoïciens et Marc Aurèle le premier, proposent une vision de la mort dénuée de tout pathos et de toute horreur. A grands renforts de métaphores végétales comme celle de l’olive, la mort est décrite comme un phénomène aussi naturel que la naissance, faisant partie du cycle de la vie et dont il ne faut pas s’offusquer. En effet, qui s’offenserait que l’on moissonne les blés si ceux-ci sont murs ? Personne. Il en va de même pour la vie de l’homme qui dans la mort se transforme pour laisser place à de nouveaux êtres. Le monde, si l’on parvient à en avoir une vision juste et claire, est garant d’un certain équilibre : la vie et la mort, le bien et le mal, le plaisir et la douleur, sont des notions qui se complètent dans la grande balance de l’univers.

« La mort est, au même titre que la naissance, un mystère de la nature. L’une est la combinaison des mêmes éléments qui dans l’autre, se dissolvent en les mêmes. En somme, il n’y a rien là dont on doive être humilié, car ce n’est nullement contraire à la condition de l’être intelligent ni au plan de sa constitution. »

L’un des axiomes centraux du stoïcisme est aussi que tout se transforme sans cesse et que l’homme n’a que pour vérité l’instant présent. Ce présent, si on le pense à l’échelle du monde, rassemble toutes les expériences de la vie et toutes les conceptions abritées par la pensée et serait donc garant de l’unité du monde. Par ailleurs, il est le moment dont on doit prendre soin, car le passé n’est plus et l’avenir n’est pas encore, et tout se désagrège lentement autour de soi alors il faut se hâter de vivre selon sa nature en accord avec le bien et la justice.

« Qui a vu le présent a tout vu, et tout ce qui a été depuis l’infini et tout ce qui sera à l’infini : car toute chose ont même origine et mêmes aspects. »

Pour finir, ce livre est tellement riche qu’il donnerait lieu, pendant des heures, à de multiples analyses et les angles ici abordés ne peuvent être que partiels. Ce qui est particulièrement agréable à sa lecture, c’est la bienveillance et la sincérité qui se dégagent des propos de leur auteur. Malgré des pensées au caractère parfois répétitif, ce livre, loin de tout sophisme, est le témoignage d’un art de vivre selon une doctrine. Inspirée par Épictète dont nous avions déjà commenté les Sentences et Fragments, cette philosophie rigoureuse est rendue plus humaine et accessible par la personnalité de l’empereur Marc Aurèle qui tient les hommes soit en pitié s’ils sont méchants, soit en estime s’ils sont raisonnables.

« Dans les exercices du gymnase, quelqu’un, de ses ongles, nous a égratignés ou, se jetant sur nous, nous a meurtris d’un coup de tête. Cependant nous ne manifestons pas, nous ne nous offensons pas, nous ne le soupçonnons pas de nous vouloir du mal à l’avenir. Certes, nous nous gardons de lui, mais non comme d’un ennemi, ni avec méfiance : nous l’évitons bienveillamment. Qu’il en soit à peu près de même dans les autres moments de la vie. Négligeons beaucoup de choses de la part de ceux qui sont, pour ainsi dire, nos compagnons de gymnase. Il est possible, en effet, comme je disais, de les esquiver, sans nous défier d’eux, ni les haïr. »

Je ne saurai que trop vous conseiller cette lecture qui permet de réfléchir à notre propre conception de l’art de vivre et nous pousse également à interroger certains de nos préjugés. Amoureux des beaux livres, procurez-vous cet ouvrage et vous le chérirez autant pour son contenu à la valeur philosophique inestimable que pour son aspect visuel et son grain de page délicat. La grande leçon pleine d’optimisme que semble nous donner Marc Aurèle est : agis selon ta nature et si tu es bon et vigilant, tu seras alors sage et heureux car il n’appartient qu’à toi de l’être, en d’autres termes stoïques :

« Vivre toujours parfaitement heureux. Notre âme en trouve en elle-même le pouvoir, pourvu qu’elle demeure indifférente à l’égard des choses indifférentes. »

Pensées pour moi-même, Marc Aurèle, Éditions Les Belles Lettres, 9,90 euros

  • 23 mai 2016